Chaque année Transfert publie son rapport d’évaluation nommé « Utopie Urbaine ». Les pages du premier chapitre de 2021 « espaces, usages et ambiances » s’attardent sur la valeur du symbolique et du mythique des villes en revenant sur les phénomènes observables sur le site de Transfert.
La place du récit dans l’espace urbain
L’espace public est un lieu du vivre ensemble. Pour appréhender les valeurs physiques et symboliques des espaces, certains vont s’intéresser au concept d’ambiance, qui opère au croisement d’un lieu et d’une atmosphère.
D’autres vont axer leurs observations sur le récit des villes – le roman urbain – qui puise autant dans les interactions humaines, les actions individuelles et collectives, que dans l’histoire ou la forme des bâtiments et des lieux qui le composent, qu’ils soient privés ou publics : dans l’immatériel autant que dans le matériel ; dans l’éphémère autant que dans le durable ; dans le volatile autant que dans le stable.
« J’aime l’idée des pionniers. C’est ça qui m’a plu à l’inauguration, d’être au petit matin, un peu hagard. Les portes s’ouvrent et on découvre la surprise qui nous a été préparée. Il y a un côté fantastique, comme si on découvrait une licorne dans une forêt au petit matin. »
Julien Blouin, urbaniste et consultant en agriculture urbaine
« Les entretiens du R7 » Transfert 2021
L’imaginaire de la ville est donc une représentation symbolique faite d’un empilement d’histoires, réelles ou fictives, grandes ou petites, qui constitue la mythologie des territoires. On y croise des mythes fondateurs (Rome ou Marseille), des odyssées portuaires ou des chroniques historiques (les cités corsaires, les cités Cathares, l’arrivée du train en gare de La Ciotat), des récits populaires (les carnavals, le foot, les grandes mobilisations ouvrières…), des traditions religieuses (Lourdes, Avignon) ou des fables urbaines (les géants du Royal de Luxe au Havre, la Sardine qui a bouché le port de Marseille ou l’éléphant à Nantes).
L’histoire de Transfert
Le site sur lequel Transfert a lieu est porteur d’une longue histoire. Au 19e siècle, époque où l’envergure de la Loire était bien plus importante et où les premières interventions des humains occupant une des îles, avaient canalisé Le Seil. Dans les années 1870, l’affluent est comblé par des tonnes de sable permettant d’accueillir de nouvelles activités sur les remblais ainsi constitués.
Dans les années 1930, les abattoirs de Talensac sont transférés sur ce terrain. L’activité bat son plein jusqu’aux premiers signes d’affaiblissement en 1975. Vingt ans plus tard ils ferment définitivement leurs portes pour laisser des bâtiments à l’abandon. Les occupations illégales fleurissent, les lieux se transforment en squat pour des artistes et explorateurs de la ville postindustrielle. De la fin des années 1990 au milieu des années 2010, les lieux sont investis artistiquement, mais aussi vandalisés provoquant la détérioration des installations, notamment par un grand incendie en 2014 qui va engendrer une pollution du terrain. L’idée de réhabiliter cet ancien site industriel émerge avec le projet de créer une ZAC « Pirmil – Les Isles » qui sera à l’étude pendant plusieurs années. Tous les bâtiments sont détruits en 2016, le site est entièrement rasé et recouvert par les gravats concassés. En 2018, la ZAC est constituée par Nantes Métropole qui en confie le pilotage à Nantes Métropole Aménagement.
Dans l’intervalle, Transfert voit le jour en 2017, pour une occupation temporaire dont l’objectif est de questionner le projet urbain grâce à une intervention artistique et culturelle, dans le but de repenser les acteurs et les rôles dans la fabrique de la ville et envisager d’autres manières d’appréhender la ville de demain. Avec son récit des pionniers, Transfert ajoute une couche de fiction à un espace déjà riche en histoires.
Les récits en présence à Transfert
À la lecture de cette chronologie, on perçoit les éléments symboliques forts qui entrent dans le récit de cet endroit : la cité antique et les premiers habitants ; les lits de la Loire et l’histoire du fleuve nourricier ; les abattoirs, l’industrie et la mort ; le squat artistique et la contre-culture ; Transfert, son récit des pionniers, son espace festif et sa recherche artistique ; le futur quartier et la renaturation. Cette histoire est représentée sur le site grâce à la fresque « Archéologie du futur » qui énumère tous les moments clés de ces lieux et invente ceux à venir.
La question du récit est devenue un élément crucial pour des villes en quête d’attractivité et de rayonnement dans la compétitivité accrue des métropoles, à grand renfort de marketing territorial.
Avec l’arrivée d’un nouveau quartier sur un territoire considéré comme vierge (excluant la plupart du temps la présence de Transfert), quel récit va émerger pour attirer les nouveaux habitants ? Celui de la Loire, certainement. Celui des animaux morts, certainement pas. Celui des pionniers de Transfert, qui sait ?
Pour explorer cette question de la fabrique des récits, plusieurs dispositifs ont été mis en place par les équipes des relations aux publics de Transfert et du Laboratoire de recherche-action. Un des dispositifs les plus aboutis est probablement la constitution de l’Arbre mytho-généalogique par les équipes de l’ANPU à l’issue de nombreuses rencontres avec les habitants : opérations divan sur les marchés de Rezé, entretiens, rencontres avec le public de Transfert.
Aborder la fabrique de la ville par la création artistique est une expérience enrichissante et renvoie aux
travaux de l’historien et théoricien de la littérature Hans Robert Jauss qui assigne à l’art trois rôles majeurs : il permet au genre humain de se représenter, de percevoir et d’interpréter le monde qui l’environne. De ce postulat, il appelle à dépasser la simple fonction qui est assignée à l’art – plaisir et jouissance – pour lui redonner sa fonction de connaissance et d’action.
Focus sur l’arbre mytho-généalogique de Pirmil – Les Isles
Planté le 12 mars 2020 vers 15h36 sur le site – occupé par Transfert – du futur quartier de Pirmil – Les Isles, l’Arbre est un témoin du passé qui dresse le portrait psychanalytique du futur quartier de Pirmil – Les Isles au travers de ses 10 parents (dont la Loire, l’océan, le Sillon de Bretagne, Jules Verne, Rezé ou Nantes). Il est aussi un tuteur pour le présent de demain, qui préfigure de nouveaux usages de l’espace public avec la menace de la montée des eaux. Il est enfin un guide pour le futur lointain, sculpture végétale tressée en forme de mangrove, l’arbre est un guide spirituel, un nouveau signal urbain.
En résumé, l’arbre est la trace physique du lien entre les ancêtres et le futur nouveau-né en gestation. Par analogie, cet arbre est le nombril du futur quartier en tant que cicatrice (trace physique) du cordon ombilical (lien), entre le passé et le futur.