À l’occasion d’une semaine « carte blanche » qui sera proposée à l’association Alice en août prochain, Transfert a rencontré Virginie Frappart, comédienne et metteuse en scène de ce groupe artistique à la croisée du théâtre, du cinéma et de la littérature créé en 1998. L’opportunité de parler de l’art dans l’espace public et surtout de l’hospitalité dans la ville.
En 2006, vous avez choisi de sortir du réseau des salles de spectacles pour vous produire « hors les murs », d’où vient cette décision ?
Nous avions l’impression que le monde du théâtre ne s’adressait qu’aux gens du théâtre, un peu comme le cinéma comme on l’a bien vu à la dernière cérémonie des César. En tant que citoyenne, je suis parfois gênée d’être dans un spectacle qui parle de la pauvreté devant la classe moyenne où tout le monde est plus ou moins ici pour se donner bonne conscience. La question que l’on s’est posée est « à qui s’adresse-t-on ? ». Vous connaissez la blague « quelle est la différence entre le théâtre privé et le théâtre public » ?
Non…
Dans le théâtre privé, ce sont les gens du public qui connaissent le nom des acteurs sur scène. Dans le public, ce sont les acteurs qui connaissent le nom des spectateurs (rires). Nous étions une petite compagnie de théâtre, nous voulions revenir à la rencontre du public. L’idée était vraiment de convier les habitants à une expérience, que l’espace public interroge l’Art.
Et donc de sortir de l’entre-soi ?
Bien sûr ! Par exemple, je peux avoir des valeurs utopistes liées à l’universalisme que nous, les blancs français, aimons imposer au monde entier, mais nous avons parfois dû nous confronter à la réalité. Par exemple, lorsque nous avons créé Le Système Minorette dans une cité de La Rochelle, notre acteur principal était un ancien dealer qui voulait racheter son image, il m’a dit un jour « c’est ton utopie, pas la mienne ». Je n’étais pas encore prête à l’entendre, mais ça m’a fait du bien de me désaxer, c’est important.
Comment réussir à « revenir à la rencontre du public » ?
Nous avons par exemple un studio photo ambulant où les gens peuvent s’exprimer, raconter leur histoire. Notre société impose tellement de stéréotypes de beauté que tout le monde a quelque chose à raconter avec son image, en positif ou négatif. J’ai aussi remarqué une chose, TOUT le monde adore se costumer. Quant à la collecte de la parole, les habitants y adhèrent automatiquement car les espaces d’expression intimes hors du quotidien sont de plus en plus rares. Notre plus grand défi, c’est d’être à la hauteur de ce qu’ils nous ont donné.
Votre utopie est-elle toujours la même qu’il y a 14 ans ?
Oui, comme beaucoup de gens du secteur artistique, je privilégie toujours l’épanouissement, la richesse individuelle et collective à la valeur monétaire. Mais en me confrontant parfois à des personnes pour qui l’argent et la réussite sociale sont primordiaux, je ne prêche pas ma bonne parole. Mes revendications ne sont ni les plus faciles ni les plus reconnues, comme tout choix atypique dans une société, mais il faut l’assumer, même dans les moment difficiles où l’on se dit qu’il serait plus simple de rentrer dans le moule.
En août prochain, Transfert vous offre une carte blanche d’une semaine, comment s’est effectuée cette connexion ?
En jouant un spectacle à Transfert lors de la précédente saison, nous avons franchement échangé sur le projet culturel de la ville et cette tendance à la manipulation des artistes dans le récit de la ville. La Carrière Miséry, par exemple : aujourd’hui on met un peu d’art pour faire avaler la pilule d’un projet urbain qui va favoriser la gentrification de la ville. C’est du marketing, ne soyons pas dupes !
Je vais me faire l’avocat du diable, mais Transfert va aussi aboutir à un projet immobilier, quelle est la différence selon vous ?
Le projet de la Carrière Miséry était déjà validé et acté. Transfert est encore une friche, peut-être que les constructeurs vont s’inspirer de ce qui va se passer durant ces cinq ans d’occupation. C’est peut-être utopique, mais j’espère qu’ils laisseront une part aux espaces vides ou à l’imprévu. Si la Métropole a suivi le projet Pick Up Production, c’est parce qu’elle veut être interrogée.
Quelles seraient ces questions ?
La ville, pour quoi et surtout pour qui ? Avec le Groupe Alice, nous travaillons depuis trois ans à Et maintenant, ici, on fait quoi (ensemble) ?, une création dans laquelle nous faisons intervenir des jeunes exilés vivant des situations souvent anxiogènes, des habitants, des militants et des artistes sur la question de l’accueil à Nantes. On voit bien que l’accès à la ville ne s’adresse pas à tous. Une métropole doit faire face à l’imprévu, elle ne pouvait savoir que nous allions passer de 50 mineurs isolés à 1 000. Mais comment gère-t-on cet imprévu qui n’est pas délirant dans une métropole qui contient 650 000 habitants ? Cette carte blanche va interroger l’hospitalité.
Qu’avez-vous prévu ?
Des déambulations, des temps formels et informels, de la médiation, un banquet, un marché nocturne etc. Pour le reste nous partons, comme souvent, d’une page blanche, nous verrons ce qu’il se passe. Ce terrain de jeu est riche, mais aussi propice à l’imprévu. Nous garderons les temps forts que Transfert a institués, mais nous serons libres de les interroger, on revient donc à cette notion d’hospitalité.
L’hospitalité doit-elle être une valeur citoyenne ou une politique publique ?
Pour l’instant, les politiques laissent les citoyens la prendre en charge. Or, Kant l’a posée comme une valeur politique, l’État en a la charge. Cela a abouti à une politique migratoire qui depuis n’a eu cesse de se réduire et de se transformer en politique sécuritaire et restrictive. Aujourd’hui, l’Autre est un ennemi et la ville devient inhospitalière, c’est anormal. Il y a peu de temps, on criminalisait encore la solidarité. Je me demande parfois dans quel récit de science-fiction se projettent les acteurs politiques. Veulent-il un monde à la Hunger Games ? J’observe une privatisation de l’espace public et surtout des paradoxes. Je repense au square Daviais en 2019 où l’on a mis des vigiles noirs contrôler des espaces où les noirs n’ont pas le droit d’aller. Une politique de l’hospitalité doit se mettre en place dans tous les services. Quand on voit l’accueil de ces étrangers à la Préfecture et la saison Africa 2020 au même moment, il y a un paradoxe !
Lors de cette semaine à Transfert, le but est-il de s’adresser à un public militant ou de vous confronter à des gens peut-être totalement en désaccord avec vos idéaux ?
Je ne cherche ni à faire du prosélytisme, ni de l’entre-soi, mais encore moins mettre, à travers l’art, les jeunes exilés en danger ou en première ligne. Ce que l’on veut, c’est « occuper la place » déjà trop prise par les haineux, que ce soit sur les réseaux sociaux ou par les politiques de la « droite décomplexée »… La force de frappe de Transfert va permettre de poser les questions de l’hospitalité dans l’espace public, au-delà des forums et de nos petites manifs.
Interview réalisée par Pierre-François Caillaud
Photo © BIGRE