À la tête de la compagnie Group Berthe, Christine Maltête investit l’espace public de ses chorégraphies hybrides depuis maintenant 10 ans. À l’occasion d’une représentation de son dernier spectacle, Silence Féroce, durant la saison 2020 de Transfert et d’un atelier interactif mené auprès des personnes en situation de handicap, nous avons rencontré l’artiste pour parler de la scène, du handicap et d’urbanisme.
Étais-tu en contact avec le festival Hip Opsession avant le projet Transfert ?
Christine : Je connaissais très bien Pick Up Production à travers Hip Opsession, mais lorsque que Transfert est arrivé chez moi à Rezé, je voulais absolument en être avec ma compagnie. Nous n’avons pas participé à la 1ère saison, ni à la deuxième… Je commençais à être fâchée, même mes amis de Toulouse ont joué à Transfert (rires). Finalement, ça s’est fait cette année avec un spectacle, un accompagnement et une résidence d’une semaine.
Qui s’est transformée en un atelier avec des personnes en situation de handicap…
C : Depuis longtemps, je pensais travailler avec un groupe de personnes malentendantes pour un travail sur le silence. J’ai même contacté des associations et centres les accueillant, mais personne ne m’a répondu ! Lorsque Pick Up Production m’a parlé de son travail de fond sur le handicap, j’étais emballée ! Ils connaissent un groupe de non-voyant·e·s et malvoyant·e·s hyper dynamiques et volontaires, j’ai tout de suite accepté un atelier avec eux.
Comment s’est-il déroulé ?
C : Je les ai d’abord mis en situation de relaxation, comme une séance de yoga dirigée sur l’écoute. Ensuite, nous avons laissé traîner nos oreilles dans des lieux publics, parlé de ce que l’on entendait, mais aussi ce que l’on ressentait. Ils ont tellement d’autres façons de traiter les informations, leurs sens sont si développés, c’est passionnant de comparer mes perceptions. Ils sont sur un énorme travail de mémoire et usent beaucoup de la pression atmosphérique. Résultat : c’est moi qui ai affiné mon écoute !
Parlez-nous de la restitution des ateliers devant toute l’équipe et le public ?
C : Ce que je leur avais demandé, c’était de retourner faire des écoutes et sélectionner parmi ce qu’ils avaient entendu des sons qui leur plaisaient, ou pas, pour qu’ils se fabriquent une partition qui deviendra une chorégraphie. Encore une fois, j’étais impressionnée par leur mémoire, il faut savoir qu’ils doivent chaque jour se souvenir de ce qu’ils ont touché, où ils ont été – donc ils ont super assuré. Les applaudissements généreux le leur ont prouvé. C’était une belle aventure.
À réitérer ?
C : Ils sont au taquet si un autre projet se met en place ! Un des jeunes a une maladie qui lui détruit complètement les muscles, il a vraiment dépassé toutes ses limites ! Un autre m’a expliqué qu’il était très content lorsqu’en 2005 on ne les a plus considérés comme « handicapés », mais « personnes en situation de handicap ». De leur point de vue, ils ne sont pas handicapés 24 heures sur 24. Il y a des situations où ils le sont et d’autres non. Là, en l’occurrence, son handicap s’est volatilisé. Je n’ai pas révolutionné leur vie, mais ce n’est pas rien.
Avec Pick Up Production, vous avez aussi développé l’audio description pour votre spectacle Silence Féroce présenté cet été. Peux-tu nous expliquer ce processus ?
C : Un peu avant le spectacle, les non-voyant·e·s mettent un casque sur leurs oreilles. Une personne isolée dans une cabine commence par décrire la scénographie, les personnages, les costumes. Certains ont déjà vu les couleurs, d’autres non. Mais il n’empêche que pour un bleu, ils se sont déjà fait une image mentale. Lorsque le spectacle commence, la commentatrice décrit à voix basse tout ce qu’elle voit et tout ce que les non-voyants ne peuvent pas « comprendre ».
Quel a été le retour des non-voyant•e•s ?
C : Ils sont venus voir le spectacle, et pour le coup je peux dire qu’ils l’ont « vu ». Nous étions inquiet·e·s car ils sont très très exigeant·e·s (rires). Finalement, le résultat était bon parce qu’en sortant du spectacle, ils débattaient du fond du spectacle, sur le même registre que les voyant·e·s.
Est-ce une expérience que vous voudriez pérenniser ?
C : Totalement. On va emmener Gwen (alors en alternance chez Pick Up, qui a conçu la description) avec nous en tournée. Cela augmente un peu le coût du spectacle, mais derrière il y a une meilleure accessibilité. Je pense que cela va nous ouvrir de nouvelles portes, un nouveau réseau et ça me réjouit ! Déjà, faire du spectacle de rue était important pour moi car tout le monde peut voir notre spectacle, mais on s’ouvre à encore plus de gens.
Vous êtes donc prête à repartir en tournée dès que les spectacles pourront avoir lieu ?
C : Certaines compagnies ont lâché leurs créations, voire tout arrêté. Ce n’est pas du tout ma vision des choses, je me suis dit « je ne lâche RIEN ». Nous sommes prêts à reprendre dès demain !
Même avec des conditions plus contraignantes ?
C : Même si on a des masques, je veux qu’on se retrouve ! Ce qui me désespère, c’est que nous sommes en train de prendre des habitudes qui vont sûrement perdurer sur les liens sociaux et sur le corps. Je suis hyper attachée au corps, au toucher. Donc c’est dur et violent. J’ai des ados de 14 ans et je me demande « comment se diront-ils bonjour dans 5 ans ? » et même « est-ce qu’on va se refaire la bise un jour ? ».
Parlons de la ZAC Pirmil-les Isles, pensez-vous que Transfert aura un rôle à jouer dans ce futur projet immobilier ?
C : En tant que Rezéenne, je suis allée aux réunions du BTP pour voir comment cela allait se construire. Un urbaniste parisien réputé a présenté un projet éco-responsable plutôt visionnaire, mais j’ai bien vu que certains promoteurs n’avaient qu’une envie : faire comme d’habitude, sans comprendre qu’il y avait là un vrai besoin de changement. On a une nouvelle municipalité depuis les élections qui a posé un moratoire stoppant tous les projets architecturaux. C’est bien, je pense qu’il est temps de faire une pause et de réfléchir à ce que l’on veut vraiment. Transfert et tout son travail lié à son laboratoire doivent peser dans la balance.
Propos recueillis par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef du Magazine Grabuge).
Photos © Vincent Curutchet