À l’invitation de Transfert, Sébastien Thiéry, docteur en sciences politiques et co-créateur de PEROU (laboratoire de recherche-action sur la ville fondé en 2012) invite à son tour les équipes de Pick Up Production à collaborer au projet du collectif d’inscrire l’acte d’hospitalité au patrimoine culturel immatériel de l’humanité auprès de l’Unesco. Il s’agit d’explorer et d’appréhender des situations de précarité urbaine en redonnant au geste d’hospitalité toute la place qu’il mérite.
Comment PEROU tente de répondre aux problèmes de précarité urbaine ?
Sébastien Thiéry : Les réponses ne sont pas vraiment existantes, il faut surtout rénover le répertoire des savoirs sur ce qui a lieu et pourrait avoir lieu avec des travaux de recherche et des enquêtes sur ce qui se bâtit et s’invente. L’expérimentation est aussi nécessaire. Construire est peut-être le chemin le plus court pour sortir des situations de grande précarité notamment pour les réfugiés et rompre avec les politiques de destruction systématique et d’expulsion. Il faut créer une autre relation avec les acteurs publics car les solutions restent à inventer. Nous sommes co-responsables du problème et des erreurs répétées, mais aussi moteurs des réponses et moyens pour sortir des impasses. Il faut s’armer des savoirs et savoir-faire des artistes et architectes et tous les autres acteurs en prenant au sérieux les compétences qu’ils mobilisent.
Quelles actions et études avez-vous menées ?
ST : Cela fait 10 ans que l’on arpente les territoires et que l’on travaille dans des situations très diverses. Un des socle de nos actions est « l’hospitalité vive » qui se déploie de manière fragile, mais constante et magnifique. Cette solidarité active constitue un mur porteur de ce que nous construisons : c’est à partir de la reconnaissance de ces gestes existants que nous avons bâti dans les bidonvilles de l’Essonne une Ambassade comme des sanitaires, des drains comme un cinéma… Également à Calais où on a travaillé durant trois ans en relevant ce qui se construisait, se bâtissait, s’inventait, les actes quotidiens qui se déployaient à l’adresse des personnes cherchant refuge. J’ai ensuite porté cette histoire jusqu’à la villa Médicis avec le désir de faire reconnaître chacun de ces gestes bâtisseurs au patrimoine culturel immatériel de l’humanité auprès de l’UNESCO. Tel est l’horizon de travail du PEROU : reconnaître que ce qui est au milieu du désastre n’est pas de l’ordre du désastre, et le faire retentir, et le faire s’amplifier sur nos territoires.
En quoi consiste le projet « Navire Avenir » ?
ST : L’instruction auprès de l’UNESCO consiste en un dossier comprenant une note d’intention, des pièces photographiques, cinématographiques, et un “plan de sauvegarde”, à savoir la description d’une politique à conduire. À ce programme, nous déclarons la nécessaire création de dix navires européens de sauvetage à mettre à disposition des organisations qui sauvent des vies. Et nous nous sommes engagés l’année dernière à construire le premier navire de cette flotte, provisoirement nommé l’Avenir, navire pionnier en termes d’équipements de sauvetage et d’accueil, mais aussi navire laboratoire accueillant à son bord des équipes pour concevoir les autres navires à venir. Nous envisageons l’Avenir comme une extension maritime d’institutions culturelles considérant que soutenir et transmettre les gestes de sauvetage et d’accueil relève d’une mission à leur programme. De nombreux musées, centres d’art, théâtres seront coproducteurs de la conception de l’Avenir puis, grâce à un financement collaboratif de citoyens européens, chacun pourra se porter acquéreur du bateau.
Comment Transfert contribue à mettre en forme ce projet, comment avez-vous pris contact ?
ST : Aujourd’hui l’équipe est composée d’architectes navals, de juristes, de graphistes, d’écrivains, de designers, et de plus d’une quarantaine d’écoles européennes d’art, de design, d’arts vivants, de sciences humaines qui, chacune, va se saisir d’un sujet de ce vaste chantier pluridisciplinaire. Ce processus est jalonné notamment de workshops, d’un jour, d’une semaine d’un mois dans différents lieux dès août 2021. Transfert constitue une de ces étapes. Nous avons noué une relation avec des étudiants de l’école d’architecture de Nantes, une des seules qui soient dotées d’un pôle naval. Avec un petit groupe de recherche élargi de jeunes architectes et designers absolument formidable, nous allons profiter de l’espace de Transfert qui est une vaste friche pour mesurer l’emprise du navire à taille réelle et à même le sol. Cela va permettre d’accueillir du public et d’appréhender le plan du navire, telle une planche de conversation dessinée. On invite le public non-expert, notamment les enfants, premiers concernés pour ce projet, à penser avec nous un certain nombre de détails du navire. Quelle image projettera ce bateau sur les horizons maritimes ? Comment le reconnaître en tant que navire ami ? Quels petits aménagements envisagés pour accueillir au mieux rescapés comme marins sauveteurs à bord ?
Quelle forme physique et conceptuelle prend ce plan du navire ?
ST : Cailloux, craies… On travaille avec différentes techniques ! Même si le tracé est léger, éphémère, à refaire, ce qui nous intéresse, c’est la façon dont les corps appréhendent cette emprise spatiale. Au beau milieu, une table et des chaises permettent de penser et façonner le navire. Ce qui m’intéresse, c’est aussi la manière dont ce navire va être attaché à des territoires. Aujourd’hui, les navires de secours sont reclus dans une solitude sur mer et non attachés à la terre. Pourtant, il leur faut des articulations terrestres. Il ne s’agit pas que de sauver des personnes, mais de trouver des lieux d’ancrage permettant qu’une histoire de vie commune s’établisse. Quelle forme d’attachement peut perdurer avec Transfert et quelle part le site peut-il avoir dans ce projet, nous le saurons bientôt.
Plus personnellement, quel a été l’élément déclencheur de tout ce que vous mettez en place aujourd’hui ?
ST : Ce n’est pas une question affective, mais bien technique dans le champ de mes compétences. La fabrique urbaine, face aux multiples mouvements migratoires, est un sujet qui me semble crucial aujourd’hui qu’en tant que chercheur en sciences politiques je travaille donc.
En parlant des nouvelles générations, comment, selon vous, devraient être construites les villes du futur ?
ST : L’acte d’hospitalité est la matrice même de toute construction urbaine. Le début d’une ville, c’est deux personnes qui se croisent et qui décident de ne pas se faire la guerre, c’est ça le noyau atomique d’une ville. La question centrale est alors celle de l’accueil de celui qui n’était pas prévu. Aujourd’hui, c’est une question inexistante dans le champ de la fabrique urbaine. C’est d’abord la condition de vie de celui qui arrive qui devrait être au cœur du principe actif de la ville. Et cela ne se limite pas tristement à « préparer des lits » : il s’agit de penser les lieux de vie et les langues vivantes que celles et ceux qui arrivent vont nourrir. Les villes de demain seront façonnées par les nouveaux arrivants, il faut qu’on s’y mette sérieusement, et qu’on envisage l’hospitalité comme le creuset d’une utopie concrète pour demain.
Interview réalisée pour Transfert par Pierre-François Caillaud et Jeanne Rouxel (Rédacteur en chef et rédactrice du Magazine Grabuge)
Retrouvez le Collectif PEROU à Transfert pour le week-end Ville & Hospitalité.
Photos © Alice Grégoire, Chama Chereau