Autrice d’une thèse en géographie-aménagement sur l’improvisation en aménagement du territoire, Lisa Levy enseigne à l’université de Genève et travaille pour un bureau spécialisé dans les démarches participatives. Elle utilise l’improvisation comme prisme pour analyser tant la fabrique des projets urbains et de territoire (leurs dynamiques, temporalités et instruments) que les compétences des acteur·rice·s qui les produisent. Elle est intervenue lors des Rencontres Éclairées du 27 mai 2021.
Vous êtes autrice d’une thèse sur l’improvisation en aménagement du territoire. Pourquoi avoir effectué un travail de recherche sur cette thématique ?
À l’époque, je travaillais dans une collectivité territoriale francilienne à savoir le conseil départemental de l’Essonne qui partant d’une réflexion sur la gestion du bruit autour de l’aéroport d’Orly et la mise en place d’un dialogue entre les habitant·e·s, l’aéroport et les collectivités riveraines, a peu à peu développé un projet de territoire en collaboration avec le département voisin et toutes les communes qui se sentaient concernées.
En travaillant sur ce projet en tant que chargée de mission, je m’intéressais à la manière dont les acteur·rice·s construisaient le projet et le récit autour de celui-ci. Pour cela, j’étais en lien avec mon directeur de thèse qui travaillait déjà sur la question de l’improvisation. J’ai alors réalisé que c’était une notion qui éclairait très bien ce que je pouvais observer sur le terrain.
L’objectif de ma thèse a alors été d’identifier des valeurs et principes d’action normalement attribués à l’improvisation en musique et d’observer comment ces derniers pouvaient constituer une grille de lecture pour analyser une réalité complètement différente telle qu’un projet d’aménagement.
On considère souvent, dans une logique de planification, que la valeur d’un projet de territoire se mesure à sa capacité d’anticipation et à sa mise en œuvre. Cependant, ce que je voyais sur le terrain ne rentrait pas dans cette logique. La notion d’improvisation était alors intéressante car elle permettait de décrire des modalités de collaboration entre acteurs et une logique d’action qu’on ne reconnaissait pas forcément à sa juste valeur.
Improviser, c’est sortir d’une vision dualiste qui oppose conception et exécution. En aménagement du territoire, c’est une façon de dire que la ville peut se faire et se dessiner en même temps, que les planificateur·rice·s et les concepteur·rice·s ne doivent pas nécessairement travailler seul·e·s, en amont, et livrer leur produit fini, bien défini et bien ficelé, à mettre en œuvre. C’est aussi une façon de dire que la ville peut être pensée à partir des pratiques et des usages, qu’elle peut laisser du vide à s’approprier par les habitant·e·s et que l’on peut construire ensemble un récit à partir d’une action collective.
Comment cette thématique est-elle reçue par les professionnel·le·s de l’aménagement ?
Cela est très variable. Parfois, l’improvisation peut être pratiquée de manière inconsciente. Des professionnel·le·s ne revendiquent pas le fait d’entrer dans un processus d’improvisation même si leur projet correspond tout-à-fait à cette logique. Certain·e·s sont au contraire très familier·ère·s et ouvert·e·s à cette notion. Ils/elles s’en emparent et opèrent de manière consciente, explicite et volontaire.
D’autres professionnel·le·s sont au contraire attaché·e·s à leur expertise historique et traditionnelle, qui leur confère un certain pouvoir. Celle-ci s’appuie fortement sur le grand partage entre conception d’un côté et mise en œuvre de l’autre. Les outils de planification suivent d’ailleurs ce grand partage et empêchent bien souvent les professionnel·le·s de concevoir la possibilité d’une action improvisée. Les outils ne sont donc pas forcément adaptés.
Est-ce nouveau pour eux/elles ? Se sentent-ils/elles bousculées par ces questions ?
L’improvisation est intimement liée à un urbanisme participatif et collaboratif (avec les habitant·e·s et entre institutions). Et ces pratiques ont maintenant un ancrage de plusieurs dizaines d’années. Les approches des concepteur·rice·s et des planificateur·rice·s qui ont cherché à concevoir à partir des usages existants se sont développées et sont bien implantées dans notre paysage. De ce point de vue, toutes ces notions ne sont donc pas si nouvelles pour les professionnel·le·s.
Est-ce une utopie de penser que l’improvisation à sa place dans les questions d’aménagement urbain ?
Non pas du tout ! Ce n’est pas une utopie puisque nous pouvons déjà observer ces processus d’improvisation depuis plusieurs années. L’improvisation dans les projets d’aménagement urbain se conscientise. De plus en plus de professionnel·le·s revendiquent cette façon de faire dans les processus d’appropriation et d’aménagement des espaces.
Aujourd’hui, l’enjeu repose sur la reconnaissance de ces pratiques et de ces savoir-faire. Il faut continuer à les théoriser et à faire parler de l’improvisation dans la fabrique de la ville afin qu’elle soit reconnue à sa juste valeur.
A propos d’utopie, Transfert questionne la place de la spontanéité, de l’improvisation et de l’inattendu dans la fabrique de la ville. Quel regard portez-vous sur le projet Transfert ? Que vous évoque-t-il ?
J’ai découvert le projet Transfert à l’occasion des Rencontres Éclairées et je trouve que ce projet soutenu par la collectivité publique est vraiment intéressant. On laisse ce lieu libre à l’imagination et on le donne à s’approprier par la pratique. Celui-ci va se définir par ses usages. Mais comme beaucoup de monde, je m’interroge sur ce qu’il va devenir et au-delà de l’action présente, les influences qu’il va avoir sur le futur quartier Pirmil-Les-Isles.
L’enjeu repose sur la collaboration étroite entre Pick Up Production et Nantes Métropole Aménagement, afin que ces usages puissent réellement participer à la conception du projet urbain. Le défi majeur consiste à dépasser un projet de valorisation de la culture urbaine et à construire un véritable urbanisme culturel.
À travers quelles formes le projet Transfert aura-t-il une influence sur le futur quartier ?
Ce ne sont pas tant les traces que laissera le projet mais plutôt les nouvelles formes de conception du projet urbain auxquelles il contribuera – j’espère ! – qui seront importantes à observer. Espérer que ce projet urbain va faire une place aux artistes n’est pas suffisant. Cela serait déjà très bien mais il faut avant tout qu’il permette de nouvelles formes de collaborations, que les pratiques et la vision des artistes soient intégrées dans la fabrique de la ville !
Si on imagine qu’un plan d’aménagement est un grand récit, les artistes peuvent permettre d’écrire différemment ce récit. Leur participation peut être source d’innovation. Elle est nécessaire pour insuffler de la nouveauté aux outils de planification et ainsi décloisonner les séquences traditionnelles du projet urbain.
Interview réalisée par Pick Up Production
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