Transfert sort tout droit de l’imaginaire de trois “auteurs” ayant à cœur de créer et voir évoluer une zone libre d’art et de culture : Carmen Beillevaire (scénographe), Sebastien Marqué (réalisateur) et Nicolas Reverdito (directeur de Pick Up Production). Après avoir mené la direction artistique de l’exposition Entrez Libre, dans le greffe de l’ancienne maison d’arrêt de Nantes en 2017, le trio reprend du service avec un projet d’une nouvelle envergure. Entretien avec deux des trois auteurs.
Vous êtes respectivement scénographe, réalisateur et directeur d’association, vous avez tous les trois des parcours qui sont très différents : qu’est-ce qui vous rapproche ?
Nicolas Reverdito : Ce qui fait notre richesse, c’est justement notre complémentarité : la capacité de Manou (Sébastien Marqué) à prendre de la hauteur et à écrire une histoire, la folie de Carmen, et ma propre aptitude à mettre le tout en musique. C’est intéressant d’avoir une équipe qui n’est pas formatée, pour que dès le départ il y ait des points de vue, des savoir-faire qui se croisent.
Sébastien Marqué : On a peut-être comme point commun d’être “habité”. Avec le recul, j’avais parfois l’impression de me retrouver entre deux mondes : les valeurs, l’organisation et le professionnalisme de Pick Up d’un côté, le monde de Carmen et son univers très marqué dans lequel la pratique est le point de départ de l’autre. Ma place, c’était de faire en sorte que ce mélange soit possible.
N : Notre autre point commun, c’est qu’on avait pas de lieu. Manou, Carmen et moi, on a l’habitude de travailler partout, que ce soit dans des lieux de spectacle (pour moi), de tournage (pour Manou), ou sur des projets itinérants (pour Carmen). On a donc eu envie de se fixer à ce lieu qu’est Transfert, de s’y installer et de voir la manière dont les gens vont se l’approprier, puisque c’est ça qui va définir la suite de l’histoire.
Vous aviez déjà travaillé tous les trois à la direction artistique de l’exposition Entrez Libre. Qu’est ce qui change avec Transfert ?
N : On a en fait travaillé en parallèle sur les deux projets. Pour Transfert c’est beaucoup plus complexe. L’idée ce n’est pas d’écrire tout le projet, mais davantage d’inventer des “règles du jeu”. Elles sont beaucoup plus “larges” et il y a quand même une forte envie de singularité.
S : Si on avait dû écrire séparément, on aurait pondu trois trucs bien différents. Quand on a commencé à travailler pour Entrez Libre, notre première envie a été de travailler sur l’immersion. A un moment on trippait sur l’idée de raccorder les abattoirs avec la prison ! Et finalement, le lieu a parlé. On a regardé autour de nous : il y a des rails, la quatre-voies, les avions, il y a l’eau… Effectivement on s’est dit : “qu’est ce qu’on va raconter ici ?”
Et alors, qu’est ce qu’on y raconte ?
N : On raconte une utopie. Précisément parce qu’on ne sait pas encore tout ce qui va s’y raconter. Ce qu’on sait, c’est qu’on propose un projet culturel sur une zone vierge, qui va durer 5 ans, que demain il y aura un quartier qui va pousser, qu’on a l’intime conviction que ce projet culturel va influer sur ce quartier. On sait aussi que cet été il va y avoir une programmation importante avec des artistes très éclectiques. On sait qu’on construit un lieu de vie qui sera amené à évoluer, mais on ne sait pas encore à quoi il ressemblera. Est-ce que d’autres éléments vont être proposés ? Peut-être qu’en septembre on va se dire que ça suffit, qu’il faut arrêter de construire et faire autre chose. Il va se passer plein de choses en 2019, mais on ne sait pas encore quoi. On incite aussi les équipes à ne pas trop anticiper, à se laisser porter par les changements, par les virages à 90°.
S : C’est comme le fait d’écrire un film, le meilleur moment c’est quand tu as la page blanche : tu imagines 50 hélicos et à la prod on va en garder deux. Sauf qu’on raconte toujours la même histoire !
Parler d’utopie, c’est aussi porter un regard critique sur la manière dont la ville évolue ?
S : Avec le monde ultra-libéral dans lequel on vit, on a mis les utopistes de côté parce qu’ils ne servent “à rien”. Aujourd’hui tout s’effondre et on a besoin de se poser ces questions autour d’un projet commun. Je pense qu’on a tous besoin de prendre des risques, s’interroger, être utile, mener un projet qui sert à faire avancer les choses. Quand on voit tous les talents localement, si on peut les réunir autour d’un projet conséquent… On n’a pas pointé les gens, il y a plein d’acteurs qu’on est allés voir mais il y en a aussi plein qui sont venus naturellement avec des idées, des envies en nous disant “je veux en être !”
N : Il y a 10 000 degrés d’utopie. Il y a l’utopie totale, décomplexée de toute réalité environnante, et il y a d’autres formes. Ce projet s’inscrit dans plusieurs échelles. L’une d’entre elle, c’est d’avoir obtenu la confiance des financeurs sur un projet qui n’a pas d’horizon pré-écrit. Une autre est de monter ce projet dans des délais complètement invraisemblables, avec des équipes qui débarquent de partout, chacun·e avec des histoires différentes… tout le monde débarque et se met à fond. Ce qui se passe en ce moment dans l’équipe, dans les bureaux et sur le chantier, d’un point de vue humain, c’est ouf ! Tout ça nourrit l’esprit de l’utopie, du fait qu’on peut faire des choses dingues ensemble.
Qu’est ce que Transfert raconte de nouveau ?
S : Les projets forts de la politique culturelle qui ont démarré avec Jean-Marc Ayrault, Jean Blaise et les Allumées partaient d’un constat et répondaient à quelque chose à travers l’art. Je pense que c’est là, la comparaison. Pour Transfert, l’idée c’est de faire les choses différemment. De manière un peu plus populaire, peut-être.
N : Il y a une dynamique culturelle à Nantes, qui a été énorme depuis le début des années 80 et les Allumées, le Royal De Luxe, le lieu unique, les Machines, le Voyage à Nantes etc… Le Voyage à Nantes en est déjà à sa 7e édition. Il y avait aujourd’hui une aspiration à de nouvelles grandes aventures culturelles. Beaucoup de villes profitent de l’expérience nantaise pour mettre en place des politiques culturelles beaucoup plus engagées qu’avant. Et en même temps il y a un terreau d’acteurs, de collectifs qui est énorme à Nantes. C’est ça la relève. C’est pas nous, c’est tout le monde. C’est pas une question d’âge non plus. C’est comment on monte un projet pour montrer que Nantes ne s’est pas endormie, qu’il y a une créativité folle ici et qu’il faut juste continuer à impulser de nouveaux projets. Pour la première édition, on est très nanto-nantais parce qu’il y a plein de savoir-faire à valoriser. Par la suite il faudra qu’on trouve un autre équilibre pour continuer à se nourrir et ne pas s’endormir entre nantais·es.
Le moment le plus marquant que vous ayez vécu au cours du projet ?
S : Je n’ai de moment précis. Mais se rappeler le moment où on s’est retrouvé à projeter une idée sur du papier et voir le truc aujourd’hui sortir en vrai, ça c’est énorme. Entre les deux je dirais que c’est quand Carmen est arrivée avec ses maquettes de jouets, parce qu’il fallait matérialiser ce qu’on voulait. Il y a aussi le moment où on a réussi à mettre tout ce qu’on avait dans la tête, une note d’intention, sur une feuille A4 avec Laure Tonnelle, co-chef du projet. Quand on l’a lue, ça nous a mis la petite larmichette.
N : Pour moi, ça a été quand on a présenté le projet à Johanna Rolland. On lui a présenté une expérimentation urbaine et culturelle qui ne voulait pas écrire son histoire avant de l’avoir vécue, qui nécessitait un budget très conséquent. Et elle a dit : “banco”. Et ça a été la même chose avec les entreprises qui financent. Négocier des budgets comme ça avec des boîtes en leur disant qu’on ne sait pas exactement où on va et que tu vois que ça pétille dans leurs yeux, c’est bien la preuve que même le monde de l’entreprise aujourd’hui a besoin d’utopie. De gens qui réfléchissent autrement parce que sinon, ce monde va finir par tourner en rond. La créativité, c’est ce qui va sauver le monde.
Manifeste de Transfert par Victor & Lola.